Le Hasard

N'importe quel cheval

Je n’ai jamais monté à cheval pendant mon enfance si ce n’est sur un jouet, un petit cheval qu’il fallait pousser vers le sol avec les fesses pour qu’il avançât et que ma mère a malheureusement jeté. Ou à La Marquesa, ou dans des occasions pareilles.

La Marquesa, jadis l’hacienda où se plaisait la marquise Juana Ramírez de Arellano y Zúñiga, marquise car deuxième épouse d’Hernán Cortés, nommé marquis du Valle de Oaxaca par l’empereur Charles Quint, c’est un parc national à l’ouest de Mexico, au point le plus haut des montagnes qui séparent les vallées de Mexico et Toluca, à quelque 3 000 mètres d’altitude, et à l’opposé de celles que les Espagnols, arrivés par Puebla, à l’est, ont traversées avant de découvrir la capitale des Aztèques, au milieu du lac au milieu de la vallée. C’est dans ces montagnes du Nouveau Monde, qui sont parmi le peu de choses du Mexique qui me manquent à l’étranger, ainsi que mes chiennes et un chien, tous les trois au ciel maintenant, que s’est déroulée la batalla del monte de las Cruces, où los insurgentes, les insurgés, une armée de fortune composée essentiellement d’Indiens armés de cordes, de bâtons, de couteaux, et sans doute de quelques armes à feu —« un canon », dit Wikipedia —dirigés par des criollos —enfants d’Espagnols, dont le pêché était d’être nés en Amérique —ou des mestizos —enfants d’Espagnol et d’Indien, dont l’évident pêché était pire et tout aussi irrémédiable —ont remporté leur première victoire significative face à l’armée coloniale du roi d’Espagne, commandée par Torcuato Trujillo, qui s’était illustré à la bataille de Bailén, où l’armée napoléonienne avait subi sa première défaite emblématique ; là que la guerre d’indépendance aurait pu se finir dans la gloire, moins d’un mois et demi après son éclatement, au lieu de durer onze ans et se finir par un deal, si seulement el padre de la patria, Don Miguel Hidalgo y Costilla, prêtre espagnol, criollo, avait avancé sur Mexico au lieu de faire demi-tour, estimant qu’il ne serait pas capable de la prendre. Au Mexique, cela dit, l’Histoire est ancrée dans la pshyché des Mexicains : Malintzin, la Malinche, couche avec Cortés, et l’insulte mexicaine par excellence en découle ; Hidalgo hésite à triompher, et le Mexicain a peur de gagner ; pour l’indépendance, on s’est arrangés.

La Marquesa, donc, n’est qu’à une trentaine de kilomètres de Mexico, et en bons habitants du monstre, nous y allions parfois avec des amis pour passer un día de campo : pique-niquer, jouer des jeux, respirer un air plus pur. Là passaient, doivent passer toujours des hommes du coin avec leurs chevaux, pauvres chevaux : de ceux dont on voit les os sous la peau ; dont l’attitude flegmatique dit long des vies qu’ils ont dû avoir. Ces hommes, vous les payez et ils vous font monter sur la bête, choisie le plus souvent par sa seule couleur, et vous promènent pendant une demi-heure, une heure ou davantage, selon le tarif choisi, à la lisière de cette forêt où s’est déroulée ladite bataille.

Mexico étant une vallée à plus de 2 250 mètres d’altitude, avec ses 9 millions d’habitants « intramuros », 5,5 millions de bagnoles circulant au quotidien, 22 millions de trajets par jour en transport public, est tout au moins gargantuesque. Le phénomène le plus drôle dans cette ville que j’aime malgré tout s’appelle inversión térmica : couche d’inversion en français, dit Wikipedia. En bref, par un effet atmosphérique ou de pression qui renvoie l’air chaud vers le haut et retient les immondices près du sol, l’on y respire du smog pur. L’air chaud sert de couvercle ; les montagnes, de parois du flacon ; le vent n’y peut rien. La peau à l’intérieur de mes narines étant plus délicate que celle de mes endurants compatriotes, un beau jour de mon enfance, j’ai commencé à avoir des hémorragies. C’était pour moi socialement inacceptable, un truc de pauvres. Mais des hémorragies sans fin. Rien n’arrêtait le sang pendant des heures. J’en suis ainsi devenu expert en nez qui saignent. Il n’y avait d’autre solution que cautériser. Si vous avez une idée de ce que c’est que de sentir que l’on vous perce à travers le nez comme si le but était d’atteindre le cerveau, vous savez de quoi je parle. Quand on s’est aperçu que mon problème n’était autre que la normale pollution, mes parents ont décidé de déménager à la vallée d’à côté, une trentaine de kilomètres après la Marquesa. Peut-être donc que sans pollution, je n’aurais jamais monté à cheval.

Or l’événement déclencheur est venu en fait plus tard, par hasard, pendant mon adolescence. C’est le hasard qui fait bien les choses, dit-on avec raison en France, mais en l’espèce, il l’a fait trop tard à mon avis.

Facile proie des femmes depuis toujours, je commençais à récidiver en tombant amoureux de l’amie d’un ami, une fille venue au Mexique avec sa famille depuis Buenos Aires : Alejandra, le jour où, plutôt rare, mes parents ont décidé de sortir simplement pour sortir, sans but, juste pour faire un tour dans l’après-midi. Du coup, à la vitesse imposée par une de ces rues non pavées de la province mexicaine, una calle de terracería, nous sommes passés devant un panneau où l’on pouvait lire : « Rancho La Trinidad. Escuela de Monta a Caballo. Informes… » Ma mère a dû s’exclamer : « Oh, regardez » et proposer à mon père : « On s’arrête ? » Ma soeur et moi avons dû répondre en hochant la tête si elle nous a demandé : « Vous voulez ? »

Dans les minutes suivantes, je fis la connaissance du Docteur Fernando Archundia, le propriétaire du ranch, directeur de l’école, que nous allions appeler toujours Fer. Ce Mexicain-là, grand, aux jambes fines, au torse fort, à la peau mate et la moustache garnie, courtois, affable —ô combien, en bon homme de cheval ! —est celui qui me mit à cheval. Il commençait son aventure, cette escuela de monta a caballo Rancho La Trinidad, et ma sœur et moi serions parmi les tout premiers élèves. On y trouve toujours nos photos dans le kiosco, le club house, dirait-on en français, blanchies, bleuies par le soleil, ou luisant à l’ombre dans le secrétariat. Il nous dit d’emblée à tous les quatre, je me souviens parfaitement, cela fait partie de la légende : « Ceci n’est pas une école d’équitation, mais une école de monte à cheval. On ne fait pas de saut d’obstacle ni de haute école. On n’a pas de selle anglaise ; on a des selles mexicaines. Le but est que vous sachiez monter à cheval ; que vous ayez les connaissances et les réflexes indispensables ; que si un jour vous allez chez quelqu’un et que l’on vous propose de monter à cheval, vous soyez en mesure de monter n’importe quel cheval… »

Je suis fier d’avoir appris à monter à cheval au Mexique ; fier d’avoir appris à monter à cheval au Rancho La Trinidad ; d’avoir appris de Fer et de son entourage, composé parfois d’amateurs, de charros, mais toujours d’hommes de cheval. Tout au long de l’année, ces gens-là vont de charreada en charreada, de palenque en palenque, sans oublier leurs cabalgatas, ces chevauchées ou randonnées pendant lesquelles ils s’engouffrent plusieurs jours durant dans les paysages du Nouveau Monde. Quand on me demande quel est mon niveau d’équitation, je réponds que j’ai appris à monter à cheval chez eux, chez moi, outre-Atlantique, comme si le fait de s’être initié conformément aux principes de l’équitation mexicaine était un gage de solidité à cheval, de hardiesse, de passion, d’expérience en dehors de la sécurité et la tranquillité du manège et de l’équitation à la française.

« N’importe quel cheval… »

J’ose croire que le but fut atteint. Et je lui serai, leur serai toujours reconnaissant.

 

P. S. : Enfin, sans équitation, je ne me serais jamais échappé de chez moi vers 2 heures du matin par la fenêtre du salon pour aller sauter le mur de sa maison, traverser le jardin, et rester jusqu’à peu avant l’aube avec Alejandra… Du moins pas en tenue de monta a caballo : jean, bottines et chapeau. Pas d’éperons parce que ça fait du bruit. Nous devions avoir… seize, dix-sept ans ?

Image :
Vue de La Marquesa.
© https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Sierra_Madre.jpg

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