Leçon n° 1

Honorer le deal

Ma sœur et moi nous sommes donc présentés au rancho quelques jours plus tard pour notre première séance de monta a caballo. On pouvait y aller soit les mardis ou les jeudis de 16 à 18 heures, soit les samedis de 9:30 à 12:30. C’était un mardi ou un jeudi, mais bientôt nous allions pencher pour les samedis.

La première leçon a été on ne peut plus claire, et plus importante, et plus belle, à mon avis.

Après nous avoir accueillis et balayés du regard pour voir surtout comment nous étions chaussés ; nous avoir conduits dans le paddock de préparation (?) où les chevaux nous attendaient pour la première fois ; nous avoir montré comment panser un cheval et pourquoi ceci est important : pour vérifier son état, le rendre plus beau et, ce qui est primordial à mes yeux, faire connaissance et construire un lien avec lui ; nous avoir appris à attacher et détacher le cheval, à enrouler et tenir le cabestro quand on emmène le cheval, toutes choses sur lesquelles reviendrai-je peu à peu dans ce site : tenues, équipements, procédés, particularités, etc., Fer, dont j’ai parlé dans l’article précédent, nous conduisit dans le petit ruedo, le premier qu’il y eut au Rancho La Trinidad, à ma connaissance : un rond de quelque 15 mètres de diamètre, au sol en sable, délimité par des planches en bois, comme il se doit au Nouveau Monde, dont on pouvait voir les veines de l’intérieur et l’écorce de l’extérieur.

Là eut lieu ma première leçon d’équitation, sous un ciel grisâtre dont je me souviens ; inoubliable, fondamentale, et qui devrait être, me semble-t-il, la première leçon de tout cavalier :

« Quand vous êtes à pied, vous êtes au cheval. Vous lui appartenez. Vous vous occupez de lui. Vous veillez à ce qu’il ne manque jamais de rien. Vous êtes à son service.

Quand vous êtes sur lui, c’est le contraire : c’est lui qui est à vous. Il doit vous appartenir, faire exactement ce que vous lui demandez : avancer, s’arrêter, tourner à gauche, à droite, changer d’allure, descendre, grimper, sauter ; il doit y aller.

La survie de tous les deux dépend de ça. »

Il se mit ensuite à nous donner des exemples afin que nous comprissions pourquoi, comment cela est indispensable quand on est au travail, à l’extérieur, à tout moment, face aux obstacles, voire au danger.

Je ne pense pas qu’il eût lu La politique d’Aristote, celui même que l’on considéra comme le philosophe pendant plus de quinze siècles et auquel l’on reproche à la légère d’avoir justifié l’esclavage sans retenir le pourquoi, le comment et la finalité qu’il expose (¹) ; ni Le contrat naturel de Michel Serres. Mais il parlait de la même chose que m’ont apprise ces deux-là, entre autres :

Il y a, parmi les espèces, ce que j’appelle en français des deals, de l’anglais deal : accord, contrat, pacte ; symbiose, diraient peut-être les biologistes, plus techniquement et moins à la légère que moi. L’on conclut des marchés : tu me donnes ça et je te donne cela. Je n’invente rien.

En échange de leur soutien, de ce qu’ils pouvaient lui apporter en nourriture, en matières premières, entre autres, l’être humain a proposé, imposé aux animaux domestiqués ses soins et sa protection dès avant le début de l’Histoire : je te protège du loup, Agneau, mais donne-moi ta laine ; je te protège, veille à ce que tu ne manques jamais de rien, te soigne, Cheval, mais tu me laisses monter sur ton dos et m’emmènes au bout du monde ; bons loups nous-mêmes, avec le loup, nous avons conclu un deal aussi : de fait, malins et bons diplomates, nous avons gagné pour notre cause et le prédateur et la proie, et chien et cheval sont devenus nos meilleurs alliés, nos meilleurs amis au fil de l’évolution.

Or si tout est simple entre prédateurs, c’est-à-dire avec le chien, avec lequel l’être humain se comprend si bien, ça l’est moins entre prédateurs et proies, entre humain et cheval.

Car dans ce deal, l’être humain sait où il va, tandis que le cheval n’en a rien à foutre : il veut paître. Espèce idiote par excellence, seule à s’avancer vers le danger, à toucher le feu, à s’aventurer au-delà de son confort et sa sécurité, l’être humain rêve de toucher les étoiles, de découvrir de nouveaux horizons, de monter aux sommets et descendre des défilés, de franchir les failles et parfois guerroyer. Le cheval, lui, tient à se sauver, fuit instinctivement…

C’est là une évidence que j’avais constatée au Mexique ; évidence dont j’ai entendu la formulation en France : le cheval, c’est une proie, et de sa fuite dépend sa survie. En effet, tout cavalier a eu l’opportunité de constater la terreur que peut inspirer à son cheval un sac plastique, un bruit inhabituel, voire une caresse inattendue… Humain et cheval sommes en ce sens contradictoires, l’opposé parfait l’un de l’autre, et c’est peut-être pour cela que, complémentaires, nous formons un bon couple : l’un possède la force, la vitesse, la beauté ; l’autre, l’intelligence nécessaire pour les canaliser, en tirer parti, les porter plus haut.

Aux qualités du cheval se sont accouplées les qualités de l’humain, ou vice-versa. Le centaure est né. Et cette entente ne saurait être égalée par aucune symbiose. Le couple a traversé les steppes d’Asie, conquis les Amériques. À dos de cheval, commerçants et militaires ont relié les civilisations. Grâce au cheval, en un mot, même indirectement, puisqu’il nous a supporté sur son dos tout au long de l’Histoire, les humains sommes où nous sommes.

L’on pourrait dire, certes, que l’être humain est le premier gagnant dans ce deal, mais cela ne devrait pas nous étonner puisque c’est nous qui sommes à l’origine du pacte. L’on pourrait dire également que nous avons eu davantage besoin du cheval que lui de nous ; que le cheval aurait très bien pu vivre et survivre sans nous, mais ce serait oublier que, sans son intérêt comme monture, nos ancêtres auraient pu y voir encore une bête à mettre dans leur assiette.

Autrement dit, le cheval est un animal domestiqué, domestique, donc capable de vivre avec l’être humain. Et je me souviens là encore du philosophe, d’Aristote, en demandant : Un être peut-il se réaliser pleinement sans se servir de ses facultés ? Le papillon peut-il vivre sa vie pleinement sans voleter ? le cheval, sans galoper ? le prédateur, sans chasser ? l’humain, sans penser ? l’animal domestique, sans notre compagnie ?

Quoi qu’il en soit, le deal est là tous les jours, depuis des siècles. Nous autres humains nous devons de nous occuper de nos chevaux, tout comme nous nous devons, leur devons, même, d’exiger leur pleine obéissance. Pour notre salut et le leur. Comment traverser sinon une forêt, un désert en sécurité ? Comment compter sinon sur le cheval pour n’importe quelle activité : le loisir, le travail, la guerre naguère ? Sans cette obéissance, à la première opportunité, le cheval se barre, le couple se brise, chacun y perd : nous, on se retrouve désemparés, si ce n’est les os brisés, au milieu de nulle part ; lui, rentre dans sa Nature, se débrouille tout seul face aux loups, aux caprices du temps, à la maladie, à la vieillesse, à ses propres congénères, redevient une bête sauvage comme les autres, dépourvue du cocon, de la tranquillité que l’humain sait lui offrir, jour et nuit, dès sa naissance jusqu’à sa mort.

Enfin, à quoi bon de monter sur un cheval si c’est pour que ce soit lui qui dirige ? La cohérence voudrait, dans ce cas, que le cavalier qui agit ou plutôt n’agit pas de la sorte se tourne vers le rodéo.

Cette leçon, j’y pense à chaque fois que je vois un cavalier qui ne demande pas à son cheval de faire les coins du manège ; c’est vrai, doit se dire le cheval, tout comme son cavalier : à quoi ça sert d’aller jusqu’à l’angle si l’on peut couper par l’hypoténuse. Or c’est là le monde à l’envers : l’humain dressé, se pliant aux desseins de son cheval, à sa logique, oubliant sa place de maître au sein du couple ; et stricto sensu, de la sorte, ne respectant pas le deal millénaire, il court à sa perte tout en emportant avec lui le cheval.

Cette leçon, j’y pense ou devrais y penser davantage à chaque fois que je veux que mon cheval avance, s’arrête, change d’allure de façon non progressive ; à chaque fois qu’il tourne trop tôt ou trop tard ; à chaque fois que je laisse faire ou passer ; à tout moment.

Je l’ai retrouvée récemment en France, dès les premières pages de l’Équitation académique du général Decarpentry : « Le principe de base de l’art équestre s’applique à l’équitation académique comme à toutes les branches de cet art : c’est la soumission du cheval aux volontés de son cavalier » (p. 16).

Cet ouvrage, je ne pense pas non plus que Fer l’ait lu. Mais, homme de cheval, il connaissait cette leçon et en fit sa première pour ma sœur et moi.

Le mot paraît laid, je vous l’accorde, mais il est juste : soumission. Et comme cette soumission est juste puisqu’elle vise le salut du couple, à porter chacun plus haut, au-delà de leurs limites, elle n’en est pas une. Car c’est un deal grâce auquel les deux espèces survivons, trouvons notre compte et nous surpassons ou dépassons la Nature, notre mère et bourreau commun, comme on le verra dans l’article suivant, consacré au dressage.

Sources à propos d’Aristote et l’esclavage :

Image :
Photo épinglée à côté de l’entrée d’une sellerie du Polo de Paris.
© Auteur inconnu

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