Dressage

Parfaire la nature par la subtilité de l’art

1. Marie

Dressage, c’est un mot que Marie n’aime pas.

Si j’ai bien compris sa grimace, cela la fait penser à une fauve à laquelle l’on flanquerait des coups de fouet jusqu’à obtenir des clowneries.

Or en équitation, là où maints cavaliers semblent vouloir de l’action : courir, sauter, charger, le dressage constitue le seuil de toute discipline équestre. Et tout l’art équestre, pour reprendre le titre conçu par Xénophon, condisciple d’Aristote, évoqué dans l’article précédent, réside justement dans l’obtention de ce que l’on veut du cheval sans le maltraiter.

Le dressage, dit le Littré, c’est la « partie de l’éducation qui a pour but d’habituer les animaux aux allures, au travail, au genre d’exercice dont l’homme a besoin ».

C’est grâce au dressage que l’on parvient à la soumission juste dont j’ai parlé également dans l’article précédent, cette soumission étant juste à double sens, ou devant l’être : d’une part, équitable et convenable ; d’autre part, proportionnée et précise.

C’est le dressage qui fait la différence entre le cheval de club qui peut sauter au plafond quand vous le caressez par surprise, mais pas de joie, et le cheval de guerre qui chargeait en direction du feu et du rugissement du canon ; entre le cheval de dressage qui vous donne tant de plaisir avec ses pas de côté ou son galop rassemblé et le cheval de polo qui vous injecte tant d’adrénaline avec ses accélérations instantanées et ses arrêts immédiats ; entre le trotteur et le trieur de bétail, par exemple. Chacun d’entre eux, dirait-on, parle une langue différente.

Chez l’être humain, il fait la différence entre les nations ; entre les conducteurs qui respectent le piéton et ceux qui ne le font pas ; entre les Parisiens qui vous frôlent ou cognent en passant et les Moscovites qui ne le font jamais, par exemple aussi.

2. Le prince et Le petit prince

Or il est deux manières d’éduquer ses chevaux, ses enfants ou ses élèves, tout comme de diriger une entreprise, d’obtenir les choses au quotidien, de perdre ou de triompher : por las buenas o por las malas, dit-on en espagnol : de bon gré ou de mal gré.

Si vous optez pour la seconde voie, vous vous imposez d’emblée ; vous tapez comme une bête, là oui, qui ne comprendrait guère le mécanisme, faisant mal jusqu’à vous faire comprendre, de fait, par hasard ; vous faites de la guerre préventive, c’est pareil ; vous incarcérez d’abord et enquêtez après, éventuellement, comme la justice ; vous cognez avant de poser des questions, en bon mâle jaloux, plus jaloux que mâle à mes yeux ; vous choisissez la voie des dictateurs, vous comportant comme il est conseillé de faire dans Le prince de Machiavel : Pour vous, mieux vaut d’être craint que d’être aimé.

En optant pour la première, en revanche, vous avez de l’espoir ; responsable et patient, vous vous exprimez jusqu’à vous faire comprendre, estimant qu’il est de votre devoir que d’éclairer les autres ; vous établissez un dialogue, cherchez à convaincre ; de fait, vous êtes une séductrice, un séducteur qui préfère Le petit prince d’Antoine de Saint-Exupéry.

Chacun choisit son style au quotidien, à pied, à cheval.

Les deux méthodes sont bonnes dans la mesure où les deux donnent des résultats. Il est des entreprises qui se portent excellemment alors que leur personnel est géré d’une main de fer ; d’autres où le personnel est géré avec bienveillance, voire amitié, qui se portent tout aussi bien. Or je vous laisse choisir dans lesquelles vous aimeriez mieux travailler et dans lesquelles vous travailleriez mieux ; lesquelles sont mieux munies pour affronter le quotidien et plus en phase avec notre temps.

3. Por las buenas

Au fond, quelque chose me dit d’opter pour la première méthode, plus proche de ma nature et plus cohérente avec ma vision du monde. Cependant, ce choix ne découle pas que d’une simple considération éthique : il est aussi d’ordre pragmatique. J’y parviens en me demandant comment quelqu’un pourrait obtenir le meilleur de moi : se faisant aimer ou se faisant craindre ? Et voilà ma réponse : celle que j’aime, je voudrais mourir pour elle ; pour celui que j’aime, je voudrais être à terre, incapable de bouger, avant que de le décevoir.

En effet, celui que l’on obéit par la crainte, on n’a pas de mal à le laisser tomber ; on n’hésitera pas à s’en débarrasser à la première opportunité. Au contraire, à celui qu’on aime, on lui est fidèle par dessus tout, sans faire attention à ce qu’il est ou ce qu’il fait.

Il en est de même pour le cheval, qui va fuir, se sauver à chaque opportunité s’il vous craint, ou vous être fidèle et vous rendre le bien que vous lui faites si vous parvenez à vous faire aimer de lui. À cet effet, question sur laquelle je reviendrai, il suffit de le respecter.

4. Sobre advertencia no hay engaño

De plus, au besoin, la première méthode s’avère plus drôle. Car les chevaux, comme les humains, sursautent plus joliment quand ils reçoivent le coup de cravache auquel ils ne s’attendaient plus. Car, il faut le reconnaître, les chevaux, pas dupes, songent parfois, comme les humains, à nous duper.

Mais le proverbe sobre advertencia no hay engaño est applicable dans les deux sens. Point de reproche qui vaille après mise en demeure.

D’une part, le cheval aurait tort de vous reprocher le rappel à l’ordre quand vous l’avez prié plusieurs fois por las buenas de faire ceci, d’éviter cela, et que votre message a été clair et compris. Ce point est délicat puisqu’il est difficile de dire quand et si le cheval a compris. Or, de même que Saint-Augustin a dit à propos du temps : « Si vous me demandez ce que c’est, je le sais ; si vous me demandez de vous expliquer ce que c’est, je l’ignore », chaque cavalier ressent plus ou moins, en fonction de son aptitude et son expérience, quand le cheval ne peut pas ou ne sait pas faire ce qui lui est demandé, et quand son cheval commence à se moquer de lui.

De son côté, le cavalier aussi aurait tort de reprocher à son cheval de s’être insurgé ou de l’avoir mis à terre, les chevaux ayant l’intelligence et la délicatesse de nous adresser des avertissements quand quelque chose ne va pas.

On le voit : il s’agit de communication. Et le dressage va même dans les deux directions. Consistant en théorie à faire en sorte que le cheval fasse ce que l’humain veut, sa pratique nous montre que ce sont souvent les chevaux qui nous dressent, les cavaliers pouvant tantôt nous plier à leurs desseins dans les écuries, chemin du lieu de travail, pendant le travail ou après, tantôt apprendre grâce à eux, qui nous donnent des leçons en se faisant comprendre, comme s’ils nous disaient : fais comme ci ou comme ça ; pas besoin d’insister tant que ça ; ce bouton est par là.

Ainsi devant être dépourvu de violence puisque nous sommes ou devons être au cheval ce qu’est ou doit être un aîné à son cadet, un maître à son élève, un roi qui veille sur ses sujets, le dressage est un langage entre deux espèces, c’est communiquer, écouter, se faire comprendre ; que ça.

5. Pas vilain

Or dressage provient aussi de dresser, d’habiller. Le site du CNRTL le dit : dresser, c’est « mettre dans une position verticale, mettre droit, lever, élever, dresser la tête, voire préparer, disposer convenablement, être posé verticalement, dans une position dominante ».

Cette « position dominante » ne doit guère nous déplaire. Les peuples se dressent contre la tyrannie ; les individus, contre l’injustice ; les cœurs, après le chagrin. Il n’y a aucun mal à se relever. Et se relever implique qu’on vient d’en bas.

Dresser, disait le Littré, c’est apprendre à un animal à faire quelque chose pour nous autres humains, et il y a dans cela une élévation ; par exemple, quand on apprend aux chiens à guider des personnes malvoyantes. Là se rejoignent les deux définitions :

Ce n’est pas un vilain mot que celui qui, appliqué aux humains, évoque civilisation, évolution, justice ; et appliqué aux animaux, amitié, fidélité, soutien. De cet exemple me servirai-je, enfin, Marie, pour tenter de te présenter le dressage autrement.

6. Le jardin à la française

Quand mes amis étrangers viennent en France, il arrive que nous nous promenions dans ses jardins. Aux Tuileries, au Jardin du Luxembourg, au Château de Versailles, par exemple, j’aime leur parler de quelque chose que j’ai appris ici même, à savoir la différence entre le jardin à l’anglaise et le jardin à la française : Mon cœur trouve plus beau, plus nature, plus romantique le jardin à l’anglaise, tandis que le jardin à la française lui paraît faux, prétentieux, mesquin. Or, changeant de direction, je leur demande à quoi bon de faire un jardin si c’est pour imiter la Nature qui est déjà là, d’ailleurs plus parfaite, et que nous aurions du mal à égaler : Une nature quelque part artificielle, comme le jardin à l’anglaise, ne s’avère-t-elle en ce sens plus vaine et hypocrite que la nature franchement artificielle du jardin à la française ?

7. Les paysagistes

Je suis parvenu à ce genre de réflexion après avoir rencontré, voilà plusieurs années, en Russie, un jeune Mexicain. À Saint-Pétersbourg, au musée de l’Ermitage, étonné par l’insolente vitesse avec laquelle il parcourait les salles, sans s’attarder sur tant de chefs-d’œuvre alors même qu’il était étudiant d’art, je l’interpellai pour connaître son secret. Il m’expliqua que nous étions en train de parcourir les salles des paysagistes, et que ceux-la ne l’intéressaient guère ; c’étaient, en effet, des chefs-d’œuvre compte tenu de la maîtrise technique dont ils témoignaient, aussi parfaits que des photographies, me dit-il, d’où justement leur peu d’intérêt à ses yeux : Y manquait l’interprétation.

En effet, l’artiste pointe, si ce n’est doit pointer du doigt l’endroit où notre attention doit se porter, ce qui mérite d’être vu ; nous propose de nouvelles manières d’envisager l’évidente réalité ; nous ouvre les yeux. Il ouvre ainsi les portes de nouveaux univers à nos cœurs et à nos cerveaux. Et c’est cela qui rend sa vision plus intéressante que les simples copies, aussi parfaites qu’elles soient.

8. William Cavendish

Je veux maintenant transposer ces raisonnements au dressage.

La simple « reproduction » du cheval étant vaine et superflue, à nous de porter plus haut la beauté originale du cheval comme le font les poètes, qui nous montrent la réalité plus nette par la fiction ; l’essence de la vie au travers de leurs pièces et leurs romans.

Voilà plusieurs siècles, comme cela arrive souvent, quelqu’un a dit avec génie et brièvement ce que je peine à dire dans ce long article. C’était William Cavendish, duc de Newcastle au XVIIe siècle : À l’être humain de « parfaire la nature par la subtilité de l’art », en parlant du dressage.

Des plantes et pierres de la Nature, nous en avons tiré l’agriculture, l’architecture. Le vin est à la vigne, la cuisine aux ingrédients, les bijoux aux minéraux, la langue et la musique au bruit et au silence, la danse aux gestes, la géométrie aux formes, ce que le dressage est au cheval.

Comme le jardin à la française, ces œuvres sont preuves, gages de civilisation. En les voyant, en contemplant un cheval faire un appuyer, changer de pied, piaffer, d’autres que nous, des dieux ou des extraterrestres pourraient se dire : L’être humain est passé par là.

9. Ne pas se contenter de la gamelle

Reconnaissant envers Ève, je confesse donc mon péché, Marie :

Humain, je n’entends pas me contenter de ce qui a été mis à notre disposition au Paradis comme sur une gamelle : « Vit heureux, sans te poser des questions ! Profites-en, mais ne crée point ! » Non.

Seul couple ayant survécu au déluge qui mit fin à l’ère du quatrième soleil dans la mythologie aztèque, en se réfugiant dans le tronc d’un cyprès conformément aux consignes de Tezcatlipoca, Tata et Nene ne furent punis par ledit dieu protéiforme que lorsqu’ils en sortirent pour faire un feu et cuisiner du poisson : ils furent transformés en chiens ; leurs têtes, coupées et collées à leurs derrières. Leur crime ? Entendre s’égaler aux dieux, tantôt en maîtrisant le feu, tantôt en procréant.

Trompé, poussé au pêché, Quetzalcoatl, lui, fut chassé de son fief, Tula, où le ciel est toujours bleu du fait du vent et du climat semi-sec, par ce même dieu des ténèbres. Parmi ses crimes ? S’opposer aux sacrifices ; descendre au Mictlan, l’enfer aztèque, accompagné de Xolotl, déité à la tête de chien, pour récupérer des os et en faire une nouvelle humanité ; nous donner le maïs, le calendrier, des sciences, des arts.

Comme tous les Prométhée qui ont aimé notre espèce, quitte à s’attirer l’ire des dieux, je veux que l’humain s’en sorte et domine, si sa domination est juste, savante, bienveillante. Comme les peintres depuis les impressionnistes, si ce n’est depuis l’art rupestre, je veux qu’on interprète, Marie.

Comme la littérature, la danse, la peinture ou le jardin à la française, le dressage a donc la hardiesse de vouloir se mesurer à la Nature, la dépasser, la transformant, l’interprétant pour la montrer plus vraie après l’avoir passée par le filtre du symbolisme, qui est peut-être un monopole humain, mais un complice de notre succès évolutif certainement.

10. L’équitation académique

De là, Marie, que « l’équitation académique se propose d’abord de rendre au cheval monté la grâce des attitudes et des mouvements qu’il avait naturellement en liberté, et qui se trouve altérée par le poids et les interventions du cavalier », selon la sacro-sainte formulation donnée par le général Albert-Eugène-Édouard Decarpentry dans son Équitation académique. De là, Marie, le pas, sa cadence et son allongement, les descentes d’encolure, le trot, le galop allongé et rassemblé, à faux et sur le bon pied, les changements de pied, l’épaule en dedans, la contre-épaule en dedans, la cession à la jambe, l’appuyer, qui font partie de la basse école ; le travail à pied ; le dressage dans les piliers ; les airs près de terre ou airs bas, dont le passage et le piaffer, le terre-à-terre et le mésair, le pas espagnol, la volte, la pirouette, la passade, la galopade, ainsi que les airs relevés ou sauts d’école, dont la levade, la pesade, la courbette, la croupade, la ballotade, la cabriole, le pas et le saut, qui font, tous, partie de la haute école, et dont certains, paraît-il, tombent dans l’oubli ; l’arrêt : pour représenter en civilisation ce qu’est le cheval dans la nature, si ce n’est bien plus : la relation entre l’être humain et la Nature.

Celui qui me mit à cheval en France, dont un jour, ici, je parlerai, l’a dit en ces mots pendant sa leçon de dressage : « L’enfer dessous, un ange dessus ». Il faut y parvenir : Toute la force, toute la beauté, toute la splendeur de la Nature sous l’égide de notre génie bienveillant ! C’est là le but et la difficulté : passer de la conquête à la libération.

11. Altius

Dans la devise olympique « citius, altius, fortius », qui signifie plus vite, plus haut, plus fort, je vois la ténacité de la vie qui se fraie un chemin dans le noir de l’univers face aux forces écrasantes des étoiles ; chemin que l’on appelle évolution ; antidote ou riposte contre la fin à laquelle les êtres vivants sommes condamnés.

Altius : plus haut, vaut pour le dressage. Dresser un cheval, Marie, c’est l’élever, l’amener plus haut, comme on fait avec les chiens auxquels l’on apprend à garder des troupeaux, à s’occuper de quelque chose à la maison, à guider ou sauver des gens. Les animaux domestiqués ne cachent pas leur joie quand ils ont accompli les « missions » qu’on leur a confiées : ramener une balle, ouvrir une porte, trouver un objet. De leurs queues, de leurs têtes, bondissant, ils sourient.

Te souviens-tu de ce titre : Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme, de Friedrich Engels ? Tous ces gars-là : Aristote, Marx, Engels, Serres ne se trompent guère. D’une part, la fonction fait l’organe ; le travail, l’entraînement, la répétition nous parfont tandis que la lutte pour la survie, au contraire, dont le cheval n’a plus à se soucier grâce à nous, tend à nous assujettir : en effet, on ne peut pas partir en vacances, lire, faire ce que l’on veut si l’on gagne à peine de quoi survivre ; construire des pyramides ou aller vers l’espace sans excédent économique ; utiliser son cerveau le ventre vide.

En éduquant un cheval, en le faisant travailler, en lui montrant qu’il peut développer son potentiel et comment, on le fait goûter au fruit de l’arbre de la connaissance dont Ève n’a eu peur. On le sort, un peu, de la Nature. On emmène le cheval dans la civilisation car il est capable d’apprendre ; de faire autre chose que brouter, ruer et crotter.

Il n’est pas sauvage, le cheval. Dans la carte des deals qui relient les espèces, il est de notre côté, d’abord allié puis ami.

12. Le cheval libéré

C’est pourquoi j’ose croire, Marie, qu’un cheval qui vit ainsi flanqué par notre espèce, sans pour autant être éloigné de sa Nature qu’il aime et à laquelle il appartient, respecté, aimé, vit sa vie pleinement ; est plus heureux qu’un cheval qui vit encore au soi-disant Paradis sous le joug de la Nature ; est libéré.

Image :
Fragment des dessins de Hélène de Saint-Molf sur les murs du manège du Polo de Paris.
© LASO

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